De Tulsa à Paris, la belle histoire d’un centenaire : Harold SINGER
Hal Singer est un témoin actif et précieux de l’histoire du jazz qu’il parcourt avec humour dans sa biographie "Jazz Roads" (Edition°1). On y lit dans le détail les aventures d’un jeune musicien noir qui a vécu avec dignité dans l’Amérique ségrégationniste des années 30, 40 et 50, celle des Territory Bands, des Grands Orchestres et du Rhythm and Blues. Perfectionniste dans l’âme, Hal a tiré de la fréquentation des plus grands le désir constant de se surpasser.
Les années d’apprentissage
Harold Singer est né le 8 octobre1919 à Tulsa (Oklahoma) dans une famille qui lui inculque le sens des valeurs. Les siens aiment se retrouver à la messe du dimanche rythmée par les prêches enflammés de son oncle.
La musique compte aussi beaucoup, surtout le blues et le jazz qu’il découvre en écoutant les disques de la collection maternelle. Comme beaucoup de jeunes Noirs de l’époque, il apprend le violon avant de jouer de la clarinette et du saxophone alto dans la fanfare de la Booker T. Washington High School.
Poursuivant ses études à l’Université d’Hampton (Virginie), il adopte le saxophone ténor avant d’intégrer les Hamptonians, la formation de l’établissement et joue pendant les vacances avec les formations de Terence T. Holder (1938), Geechie Smith et Ed Christian.
Devenu musicien professionnel, il arrête ses études et rejoint les Territory Bands d’Ernie Fields (1930-40), Lloyd Hunter (1941), Nat Towles (1941-42) qui sillonnent le Middle West. Son aventure se poursuit à Kansas City, où il a l’occasion de jouer avec l’orchestre de Tommy Douglas (1942) et de participer aux nombreuses jam sessions qui font la réputation de la ville. Il remplace ensuite le saxophoniste ténor Bob Mabane dans la formation de Jay McShann (1943) qui l’emmène à Chicago puis à Detroit.
New York
L’étape suivante s’impose : New York, la Mecque du jazz où un jeune musicien ambitieux peut se faire connaître au contact des meilleurs. Très vite, les musiciens locaux l’adoptent : le pianiste Willie Smith est le premier à lui proposer un engagement ; puis il accompagne une revue au Small’s Paradise avec le batteur Chris Columbus ; Earl Bostic l’engage au Murrain’s ; il joue pour la danse au Savoy Ballroom avec Teddy McRae ; il remplace Dexter Gordon dans la formation de Big Sid Catlett et grave son premier enregistrement avec le grand orchestre de Roy Eldridge (Fish Market, 1944).
L’année suivante, il est de retour dans les studios avec la formation de Lem Davis et le Don Byas All Stars (1945). Deux ans plus tard, il part en tournée avec le trompettiste Hot Lips Page. "C’était en décembre 1947, se souvient Hal Singer, juste avant la grève des musiciens prévue en 1948. Les maisons de disques cherchaient à réaliser le maximum d’enregistrements avant le 31 décembre. Pendant toute une semaine, nous avons gravé face sur face avec les vedettes de la marque King, Mabel Smith (Big Maybelle), Lonnie Johnson, Marion Abernathy et Wynonie Harris." Pour l’anecdote, on entend ce dernier dans le fameux ’’Good rockin’ to night’’ annoncer le solo d’Harold par "Blow, Oklahoma, Blow".
Sa réputation lui vaut d’être engagé par Lucky Millinder (1947). La mode est alors aux saxophonistes ténors à la sonorité ample et puissante qui en peu de notes et beaucoup d’énergie produisent une musique dansante. Très au fait des goûts du jour, le perspicace Millinder le conseille : "Si seulement tu te détendais et jouais moins de notes, tu pourrais gagner beaucoup d’argent. Je peux te recommander à Teddy Reig, producteur chez Savoy, qui cherchent des musiciens s’exprimant dans ce style."
Une fois rassemblé un orchestre dont fait partie Wynton Kelly, un jeune pianiste de dix-sept ans appelé à un bel avenir, une séance est organisée en juin 1948. Il en sortira Cornbread. Le morceau est diffusé dans tous les juke-boxes, il est repris par Erskine Hawkins et fait un tabac dans les Charts. Dès lors, il n’est plus question de continuer à travailler avec la formation de Duke Ellington qui venait de l’accueillir depuis quelques mois. Pour exploiter ce succès, Hal Singer met sur pied un nouveau groupe et suit le circuit des tournées gérées par l’agence Gale puis par Universal Attraction. Une occasion de partager l’affiche avec Nat King Cole, Earl Bostic, Ray Charles, Dinah Washington, Little Willie John, Big Joe Turner.
Dans les années 50, son activité se partage entre la scène et les studios d’enregistrement (Savoy, Coral, King, Deluxe, Manor et Prestige...). Lassé par une vie éreintante, Hal décide de se fixer à New York et de faire du Metropole son port d’attache. Souhaitant pratiquer un jazz plus ambitieux, libéré des contraintes imposées par les producteurs, il grave avec Charlie Shavers l’album "Blue Stompin’ " (1959) qui obtient le Grand Prix du Hot Club de France. Perfectionniste, il étudie la musique classique avec Frank Fields et suit les cours de la Juilliard School pendant l’année 1962.
La vie parisienne
En 1965, Memphis Slim le convainc de vivre à Paris. Il s’y marie et fonde une famille dont il est très fier. Devenu un pilier de la scène du jazz hexagonal, il se produit sur tous les continents, participe à la revue Black and Blue (1985) et joue son propre rôle dans le film Taxi Blues (1989) de Pavel Lounguine.
Alors qu’il aurait pu vivre une retraite tranquille, il continue de rencontrer des jeunes musiciens de toute obédience comme le montre son abondante discographie détaillée dans le numéro 674 de Jazz Hot. À 85 ans, cet éternel jeune était encore dans les studios avec la jeune tromboniste Sarah Morrow ! Une trajectoire exemplaire.
Alain Tomas .
Discographie
‘’Hal Singer, 1948-1951’’, Classics 5073
"Blue Stompin’ ", Prestige (1959), OJC 834-2
"No Rush" (1992), Asi’s House
"Sarah Morrow and the American All Stars in Paris" (2005) O-Plus 107
NDLR : Un grand merci à Nicolas Teurnier et la revue Soul Bag de nous avoir permis la reproduction de cet article d’ Alain Tomas, (Académie du Jazz) paru dans le N°236 de la revue, (https://www.soulbag.fr/).