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SOLITUDES. Bernard LUBAT, le piano intempéré.

In Jazzman n°49, Juillet 1999.

Retour à ses premières amours. Une recherche du temps gagné. Batteur, agitateur, catalyseur, leader, Bernard Lubat s’est offert une « compil » à partir d’extraits de ses concerts enregistrés ou bouts de séances en piano solo. Ce fut son premier instrument avant qu’on l’aide à opter pour la batterie... au Conservatoire. Le verbe du Gascon a naturellement titré l’album « Conversatoire » ! Occasion de converser sur la solitude de dix autres pianistes. Dégustation à l’aveugle. Pour patienter jusqu’à Uzeste.

Cecil Taylor
Life As, « Momentum Space », 1998, Verve/Universal.
« Je ne sais pas qui joue. Mais son principe de narration, cela pourrait être moi. »
C’est Cecil Taylor, dans son dernier album.
« Je l’aime beaucoup, mais je l’ai peu écouté - moins que les anciens de l’époque canonique. Il y a des choses qu’on écoute vite, parce que fortes, notamment cela. Cecil Taylor est en mouvement. Il avance, ici avec un sens de l’extériorité contenue, qui se trame toujours dans une narration discursive, que j’adore. Il ne se laisse pas prendre par ses états d’âme. Un extrait d’album formidable. Il aurait dû faire ce disque sous un pseudonyme ! Quand il s’est produit à Uzeste, le nombreux public est parti, puis est revenu. Ce jour-là, Cecil Taylor est allé dans des contrées comme celles-ci, néoclassiques notamment, mais pas tempérées, des allers-retours, des perditions dans l’espace et le temps. C’est beau. »

Abdullah Ibrahim
African Piano, « African Dawn », 1982, Enja/Harmonia Mundi.
« Je ne reconnais pas ce pianiste, mais c’est un emmerdeur : il pose les bons problèmes. Il est évident que le jazz appartient à sa mémoire. »
C’est Abdullah Ibrahim.
« Ce langage du jazz qui vient d’ailleurs m’interpelle. C’est marrant comment Abdullah insiste, il s’autotraumatise. Cela rappelle aussi que le piano est un instrument de percussion. J’aime bien la bagarre entre les mains droite et gauche. C’est du tambour. L’enracinement dans les musiques traditionnelles me turlupine également. Et cet entêtement à se mettre dans la merde. Y a le rythme, l’harmonie, la mélodie, un putain de piano... et toi. Et tous les autres, toute l’histoire. Ce que j’apprécie chez Abdullah Ibrahim, c’est qu’il y a de l’histoire dans son histoire. Le jazz par la porte de l’Afrique. Comme une sanza, derrière. »

Stéphane Grappelli
Tea For Two, « My Other Love », 1990, Atlantic/WEA.
« Magnifique. Erroll Garner ? »
Stéphane Grappelli.
« Ça me touche, cette espèce de piano-bar. Il connaissait son affaire, improvisait. Bon, il maîtrise tous les plans. J’ai joué plusieurs fois avec lui en studio, mais je ne l’avais jamais vu au piano. Là, on entend qu’il a joué dans les fosses, au temps du cinéma muet. Il a tout fait. C’est un impolyinstrumentiste, lui aussi ! »

Lennie Tristano
Requiem, « Lennie Tristano », 1955, Atlantic/WEA.
« Un sacré blues. C’est un jeune mec ? »
Lennie Tristano, qui a écrit ce requiem à la mort de Charlie Parker.
« Ça fait deux fois que je ne le reconnais pas, lui ! C’est un jeune gars, dans le sens où il met les points sur les « i ». Il raconte sa vie. Le blues, l’improvisation sur les accords. Un classicisme au sens torride du terme. Un fondateur incontournable. D’ailleurs, sur mon prochain album, je m’expliquerai avec lui : un drôle de défi pour moi. Lui aussi est un Blanc pas clair… »

CharlesMingus
Roland Kirk’s Message, « Mingus Plays Piano », 1963, Impulse/Universal.
« Là encore, je ne sais pas. Je m’en fous de ne pas trouver les noms de tous ces musiciens. J’écoute peu de disques. De toute façon, je n’écoute pas la pochette, mais la musique. »
C’est Charles Mingus.
« Formidable et déconcertant. Vive la musique ! Il faudrait faire un disque avec tous les musiciens qui « jouent mal » du piano. Là, Mingus reste amateur. Ce que je tente immodestement dans ma vie. Etre au-delà ou en deçà de soi, mais pas sur soi. S’évacuer de soi-même, pour que la musique se dégage. L’instrument, il faut se le farcir... En fait, Mingus, manifestement, s’en fout. Mais ce n’est pas tout à fait mon cas. À la différence de l’accordéon, je n’arrive pas à jeter le piano assez loin. J’en ai encore pour des années. Entre les lignes, Mingus nous parle de sa vie pourrie, sublime. Il « est ». C’était l’époque d’une gratuité, révolue de nos jours. Maintenant, il faut produire du vigoureux, du gagnant. Dans les années 60, quand on jouait dans des boîtes presque vides, il fallait une espèce de détachement, le contraire de l’emphase. C’est ce que j’essaie de vivre, différemment, parce que je suis à Uzeste : ne pas être pressé ni dans la virtuosité, ni dans les tempos. Cultiver cette ambiance d’insolence, d’élégance. »

Dave Brubeck
In Your Own Sweet Way, « Brubeck Plays Brubeck », 1956, Columbia/Sony.
« Qui est-ce ? »
Dave Brubeck.
« J’adorais ce qu’il faisait avec Paul Desmond. Ce que j’entends ici est vachement bien, harmoniquement notamment. Le mode de transport est cependant un peu tranquille. Un peu pépère, mais Brubeck a la feuille. L’improvisation qu’il développe maintenant devient davantage préparée. En revanche, le fil électrique de la procession harmonique du début a filé un bon coup de jus. Mais si j’écoutais ça dans un concert, je crois que j’aurais déjà explosé. À ce niveau du morceau, je trouve que ça s’égare Saint-Lazare, mais c’est marrant. Dans tout ce que vous me faites écouter, ce qui me touche, c’est ce que je ne suis pas et que je ne serai jamais. Parce qu’on n’est pas de cette époque, parce que je suis occupé à d’autres urgences, d’autres expressions obligatoires. Mais ça ne me rend pas sourd aux exigences d’avant, qui sont fondatrices. Pour réaliser mon album de piano solo, tout ce que j’ai cru, je l’ai jeté. Pour ne garder que ce que je n’ai pas su. Je ne prétends surtout pas donner un exemple. Il s’agit simplement de ma démarche. Tout ce que j’écoute là me donne envie de travailler à un disque de standards, les explorer de l’intérieur, dans le rythme, dans l’harmonie, y compris dans le vide, le silence. »

Anthony Braxton
Countdown, « Solo Piano (Standards) 1995 », No More/Import.
« Un bon début. Ça commence par une mêlée. Vaincu, le piano. Je ne sais pas qui c’est, mais l’intention est superbe. Les doigts manquent néanmoins d’articulation. »
C’est Braxton.
« Magnifique, mais invendable. Lors de son séjour parisien, il m’est arrivé de jouer avec lui et Beb Guérin. Dans cet enregistrement, il ne contourne pas les problématiques de l’heure. Ça s’empile avec ce que le musicien a écouté, il n’y a pas de soustraction. J’essaie de réfléchir : conservation et conversation. Jusqu’où peut-on conserver pour continuer à converser ? Ça ne va plus quand on récite ce qu’on croit. Il faut se conjuguer et se convoquer à sa pratique. »

Art Tatum
Tabu, « Tea For Two » 1944, Black Lion/Harmonia Mundi.
« Un batteur impressionnant, en fait. C’est Art Tatum. On entend toutes les nuits qu’il a passé à gagner sa croûte. Il faut voir comment, sans batterie, il suit le tempo en ternaire. L’excès de technique ne me pose pas de problème, chez Tatum, parce qu’il a une joie de jouer et un background énormes. Écoutez, c’est comme si l’on entendait le banjo, la grosse caisse et une charleston endiablée. Fabuleux. Au piano, j’essaie de travailler le fait de jouer les deux mains en même temps, pas forcément les accords, mais les dix doigts qui marchent, une sorte de polyrythmie polyphonique. Faire sonner la musique au milieu des tambours que l’on a au bout des doigts. Et, quand elle a le dos tourné, l’atteindre. Je ne jette rien, ni l’harmonie, ni la mélodie. Je suis comme le cuisinier qui se sert de tous les ingrédients qu’il a sous la main. »

Keith Jarrett
La Scala, Part 2, « La Scala », 1995, ECM/Universal.
« Il y a un parti pris de l’improvisation totale. Qui est-ce ? »
Keith Jarrett, un concert de 1995.
« Il ne sait pas ce qu’il va devenir. J’aime bien ses coups, c’est comme en rugby, le jeu qui s’enchaîne en plusieurs phases. Là, on ne sait pas que c’est lui. Ça veut dire qu’il est sorti de chez lui. Au moins, il me rassure, parce que je constate qu’il ne cesse pas de chercher. Quand on sait jouer du piano comme lui, il faut être capable de devenir destructeur par moment, plutôt que de se redire, de capitaliser pour plaire à ses parents. Sinon, à quoi sert de vieillir ? »

Bill Evans
Song For Helen, « New Conversations », 1978, Warner/WEA.
« Quelle sensibilité ! Ils sont plusieurs ? »
C’est Bill Evans, seul à trois pianos, dont un Fender, en re-recording.
« J’écoute avec autant de curiosité ce type d’exploration que des expérimentations avec des ordinateurs. Ici, cela se déroule dans un idiome plus historique, culturel. Mais cela n’a pas d’âge. Cette musique donne une envie irrésistible de chanter. Il y a, là-dessous, une chanson superbe. Si j’étais crooner, j’interpréterais ce morceau. J’y mettrais tout mon amour. C’est monstrueux, vous me faites entendre tous mes manques ! Il faudrait que les jeunes musiciens écoutent cette articulation. Encore une fois, l’on entend une espèce de batterie ; un rap, même. Ça me déboîte. On apprend à force d’accumuler les échecs, les erreurs. En écoutant Bill, on entend son trajet. Il y a quelque chose de pathétique. Sont concentrées en même temps l’impuissance et la richesse de son existence. En amont du piano, se trouve l’être. Cela voyage avec le temps, l’espace et l’espèce. Je rêvais que mon disque accomplisse ce petit chemin, en attendant la suite. Le devenir. Apprendre et continuer d’apprendre.

Propos recueillis par Fara C. et Alex Dutilh
In Jazzman n°49, Juillet 1999.